BARIOLEE, texte de Pierre Giquel

Véronique HUBERT




C’est
curieusement à cause ou grâce aux mouvements intrépides
d’une imprimante en colère que je remarquai combien dans
l’œuvre de Véronique Hubert les virages comptaient
plus que les grandes allées rectilignes. Les virages mais
aussi la verve géographique qui les traverse produisant
vertiges et armes offensives contre la sécheresse. Pour des
lectures dont on retiendra la fièvre baroque, le coup de
fourchette vengeur quand tous dînent frileusement dans le hall,
cette façon de faire du bruit avec son couteau, de chantonner
à table, de boire un peu trop. V. H. ne s’économise
pas, mais à celui qui serait tenté de lui reprocher
d’en faire toujours trop, elle punit l’avare, drôlement,
en lui permettant de ranimer ses élans, en sursautant, on ne
traîne pas ici, Il n’est plus temps d’attendre ! ,
on entend les interférences dans l’émission où
s’amplifient les informations, certaines fausses, d’autres
vraies en effet. Variations. Contrepoints. Jeux d’écho.
Etreintes sonores et graphiques au gré de réussites
éclatantes et de ratages assourdissants. Il y a de la fureur à
opter pour ces rythmes, et de l’indépendance, il y a de
la douceur dans ces hésitations, il y a de la douleur au
milieu des rires, derrière les astuces il y a des frissons
durables. L’écorchée se cache bien entre deux
pieds de nez, elle n’a pas peur, croyez-vous, alors qu’elle
tremble au bord de l’abîme, du trop ordonné, de
ces mots qui au contact du papier se figent quand ils appellent des
voix, des cris, des infidélités.


J’aime les
tempêtes qui se lèvent sans crier gare, lorsqu’elles
égarent le voyageur dont je prends avec incertitude les
habits. Et qu’importe les sauvegardes ! La beauté
qui passe ici n’a pas besoin d’aides, et c’est le
cœur battant que je remonte les rues de cet univers qui se
moque de laisser pousser dans tous les coins les herbes folles comme
les autres. Eloge des diagonales, décidément !



Roger Caillois, un
auteur qu’elle « affectionne ». Dans
Méduse et Cie, au chapitre « Camouflage »,
on trouve ceci : « Camouflage, c’est
assimilation au décor, au milieu, recherche de l’invisibilité.
Pour parvenir à cette fin, l’animal doit essentiellement
perdre son individualité, c’est-à-dire effacer
ses contours, les appareiller à un fond de teinte uniforme ou,
au contraire, bariolé, sur lequel il se détacherait
sans cette adaptation. En outre il doit demeurer immobile : tout
mouvement le trahirait, à moins que ce mouvement même
n’épouse le mouvement du décor. »
Véronique Hubert, bariolée.












Elle parle d’un
« fondu enchaîné perpétuel ».
Entre des images, des phrases, des mots, des films, des sons, des
terreurs et des élucubrations, entre les épisodes d’une
vie tumultueuse, les romans de Simenon, les souvenirs de cinéma,
les chansons… Sur les récits qui sont des récifs,
la Fée qu’elle invente se cogne, elle pose en même
temps ses flingues sur les feux
, elle suinte, elle cherche
d’autres échanges. Elle danse. Sans guide. Déchirée.
Vers midi. Nietzschéenne. Quand ce dernier mot sort, il
claque, pardonnez-moi !



S’il y a une
logique ici, elle est onirique. L’ironie, l’humour en
sont les piments, comme l’absurde, les coqs à l’âne,
les ratages, les merveilleux ratages. Et pour continuer l’amour
de la citation, précisons comme Carmelo Bene qu’il y a
excitation. Avec cette fée les lieux font l’amour.



Personnage de roman, et
romancière à son tour, V. H. se multiplie, ouvre les
vannes, des formes se greffent, produisent des hybrides aux qualités
contradictoires, contractant quelqu’un qu’on situera vite
entre Le Dépeupleur et Compagnie, deux ouvrages
de Beckett, avec cette envie de faire confiance aux intrus. « Une
voix sur une voie, voilà ta signature. » écrit
Hélène Cixous. Le visiteur spectateur auditeur jouera à
son tour sur les mots. Parce qu’ils me détournent
profitablement des habitudes, les images, les objets, les bruits, les
dessins de V.H. rejoignent ces rendez-vous parfois organisés,
parfois clandestins où tout un système de références
se trouve mis à sac, j’allais dire incendié,
et si les apparences vont aux feux d’artifice, je suis persuadé
qu’ils colorent mes rêves avec infiniment de
méticulosité.
Le fouillis n’est pas
l’informe, et ce qui déborde essaime des instruments
vivants de pensée. Qui a dit que les personnages étaient
des concepts ? Ou le contraire. Enfin il y faut du temps pour
percevoir au-delà de la quantité d’éléments
offerts la qualité terrible du sens qui n’attend que
l’ouverture même.



Le dessin :
comment entrer et sortir, se blesser, blesser l’œil, mais
aussi l’ordre, se corrompre au bord des larmes, devenir
tangible. S’expatrier et revenir, nu, orné, découvert,
retourné. Et repartir chantonner, un verre ébréché
à la main mais contenant des bulles. V.H. n’écarte
pas la violence qui peut surgir, ni ce qu’elle a nommé
les suintements, lieux qui signent l’altérité
comme la relation. Un va-et-vient s’opère entre des
corps improbables et leurs humeurs, entre ce qui bute et se liquéfie,
entre un rire et son étranglement. Le dessin représente
notre destruction, aussi.



Détails,
obscène.
Les deux mots s’imposent sans que je ne
puisse leur trouver d’assise. Les œuvres proposées
par V.H. semblent percées à maints endroits. Je vois
des poignards. Je ne parle pas d’ironie mordante mais de
détachement. Dans cette leçon de gestes, je ne
vois pas le témoignage d’un fantasme régressif,
mais bien plutôt celui d’une scansion où
Surveiller et punir est sérieusement marqué, mis
à la question. Ce qui nous manipule, et ceux qui nous
contraignent, se dévoilent, se déchirent. Et nous
décillent. Gesticulant dans des territoires expérimentaux,
les fantômes grimaçants laissent le champ libre à
nos mouvements en quête d’incessants délits
.
Je me surprends à songer au terme d’initiation. Cette
fée qui structure et déstructure avec autant d’appétit,
cette fée qui méprise les dangers, cette fée qui
pète paraît nous accueillir selon des rituels par elle
seule connus. Le trouble à son contact n’est pas d’ordre
spirituel, et pourtant… Car c’est dans un vertige
qu’elle achèvera son travail, cette fée des
intelligences et des erreurs, sa stratégie est nerveuse, entre
comédie et drame, elle exulte, elle pique, elle fait de
l’effervescence un instrument fatal. « O idéal,
petit oiseau » précisait Picabia. Avec V.H., le
plaisir a gardé son goût de saison buissonnière.



Pierre Giquel